La glaçante vérité, par Yves Harté

Une photo peut-elle arrêter une tragédie ? Non.
enfant-syrienMais une photo peut bouleverser le monde et le contraindre à réfléchir. Elle peut dire ce que les mots ne rapportent pas. Elle peut imposer l’évidence de la monstruosité. Depuis mercredi, cette photo existe, elle partage les consciences des rédactions, fracasse les cœurs dans sa glaçante simplicité. En un jour, elle est devenue un symbole. C’est un tout petit garçon sur une plage, il est allongé sur le ventre, un bras le long du corps, dans cet abandon poignant qu’ont les enfants quand ils dorment. Il est mort noyé. La mer l’a rejeté sur un rivage de Turquie, tout à côté de Bodrum, station balnéaire courue. L’embarcation dans laquelle il était monté avec sa famille a basculé dans la nuit. Elle devait rejoindre l’île grecque de Kos, première étape d’une longue errance. Le poids des passagers qui se sont levés brusquement l’a déséquilibrée. L’enfant a échappé aux mains de son père qui le tenait contre lui. Sa mère et son frère ont glissé dans la mer qui les a engloutis. Il aurait pu rester un petit corps anonyme. De lui, aujourd’hui, on sait d’où il venait : Kobané. Son prénom et son nom. Il s’appelait Aylan Kurdi. Son âge. Il avait trois ans. Sa famille était partie pour les camps de Turquie, fuyant les combats terribles de sa ville. Ils voulaient rejoindre le Canada, où une sœur du père était établie. Ils n’avaient jamais pu obtenir le statut de réfugié. Un jour, le père avait dû rassembler assez d’argent pour payer les passeurs. Ils ont tenté leur chance. Le rêve de Canada a été englouti par les eaux de la mer Égée.

Dans un de ces dérisoires hasards de calendrier, alors que la stupeur gagnait les consciences politiques, que le président italien, le Premier ministre français, réclamaient un sursaut collectif, François Hollande et Angela Merkel faisaient savoir qu’ils soumettraient à l’Europe « le principe de quotas contraignants ». Partout un silence s’imposait, comme si la mort d’Aylan hantait brusquement les esprits. Devant cette innocence qui gisait sur le sable, c’était comme si un voile se déchirait. Comme s’il avait fallu la représentation de l’indicible pour obliger un continent à répondre à l’inexorable migration des réfugiés qui fuient leurs pays en guerre. C’est une seule photo. Celle d’un petit corps rejeté par la mer, dans une nuit de fin d’été assez douce pour qu’un enfant puisse partir vêtu d’un seul tee-shirt.

Yves Harté (éditorial du journal Sud-Ouest, 04 septembre 2015)

 

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